On parle beaucoup des “ chemins de Saint Jacques ”, en cet ultime siècle finissant, et emporté, en son ultime année, par un ultime millénaire, échoué, désormais, sur les rives du temps. Les hasards des nombres, si familiers du hasard, et celui des célébrations, coïncident assez bien avec l’air du temps; de ce temps. Les Chemins de Saint Jacques projetés sur cette large ceinture étoilée que les nuits d’été offrent à nos yeux à profusion, ont une symbolique bien claire, et nul ne peut récuser. Ils sont visiblement, l’immense anneau de lumière qui, en une gerbe de nattions, de religions et de langues différentes, rassemble pour une œuvre de paix unique tous les peuples du continent.
José Sales Albella est espagnol. Mais il vit en France, il pratique les deux langues. Mais le castillan reste pour lui, comme une puisante nostalgie, la langue maîtresse. Avec toute sa vigueur, son énergie sa violence originelle et ses riches couleurs. Les capacités d’images concrètes, leur étonnante liberté, la charge de leur verve populaire. Il n’est pas étonnant qu’il soit aussi un coloriste, comme en témoignent les étonnantes compositions qui illustrent ce livre.
Plus qu’un chemin, ce livre est un fleuve, un torrent inspiré, l’image seule qui peut trouver du délire prophétique qu’au fond des déserts de Judée, connaissaient, au plus profond de leurs jeûnes, les ardents proférateurs de vérités essentielles. Et les paroles brûlantes que leurs oreilles, sensibilises par le jeune et la solitude, avaient pu recueillir aux lèvres mêmes de leur dieu.
S’il fut jamais texte parfaitement adéquat à l’esprit même des Chemins de Saint Jacques, c’est bien le présent écrit de José Sales Albella. Celui de l’homme en marche impérieusement mené par le désir. Unique, entre tant d’autres. avec la brûlante inspiration de certains. Un appel lointain, aux confins du ciel des hommes, au delà des montagnes et des dangers. De la solitude et des démons. De la fatigue, de la faim, de la soif et du découragement. Une force irrésistible qui nous emporte. Telle cette écriture, jetée, semble-t-il, d’un seul élan, bouillonnante et peu soucieuse des élégances de plume ou des recherches qui ne trouvent jamais. Ce même élan qui, aux cours des siècles, jeta sur les routes du monde, tant d’êtres, éperdus de quelque soif qui se soit ou quelque soit le nom du même dieu unique qui les démenait. Héros dont tant d’entre eux jalonnèrent de leurs corps abandonnés aux chiens sauvages ou aux lents rapaces du ciel, la piste de ces grands migrations autoprogramées, qui à l’exemple des vagues saisonnières, criblent l’espace de tant d’oripeaux, après tant de distance et de vents contraires.
Ce livre n ”est pas seulement un livre. C’est un cri Ce livre n’est pas seulement un livre. C’est un cri, continu et mouvant, le prolongement d’une poussée irrésistible et que rien ne vient affaiblir. Un appel à quelque chose qui est en l’homme, soit que son objet soit une divinité bien définie et dessinée, soit que, refusant ce tiers improbable, ce soit le néant, forme d’interrogation, née de ce monde, inconcevable dans les ténèbres de ses origines comme dans ses insaisissables raisons d’être. Heureux ceux qui peuvent fixer leur trouble intérieur sur les visages d’une foi. Capable, elle aussi, à la mesure des questions posées à l’être, de l’agiter et de le mouvoir jusqu’au point de le jeter sur les chemins, dans un élan à la fois superbe et dérisoire. Prise au piège de l’été, la guêpe, aussi se jette contre la vitre, et sa lumière.
La rencontre, sous une même phrase, de deux langues très différentes dans leur syntaxe, leurs formes, leur musique, leurs couleurs, mais aussi par les modes de pensée de deux peuples aussi dissemblables, provoque ici un effet positif et majeur. Ce que cherche les poètes, dans toutes les langues du monde, des effets neufs et surprenants, des images saisissantes, des suggestions imprévues, un état de charme, tout cela, se trouve soudain à la fois concentrées et multipliées par le choc, dans un seul et unique esprit, des deux langues dont il use. Et qui se devinent, œuvrant ensemble, dans la conception de son écriture. Deux langues, également maîtrisées, mais au niveau printanier du mélange des eaux de deux fleuves venus d’horizons différents, et miroirs, l’un et l’autre, de ciels tout à fait dissemblables. Cela peut surprendre au premier abord. On y gagne à laisser opérer le charme étrange, parfois brutal, et qui reste dans l’esprit quelques instants, encore, telles une de ces énigmes, poétiques ou pas, que, dit-on, le Sphinx se plaisait à poser à tel ou tel malheureux Œdipe, de passage sur son chemin.
Le thème s’y accorde, semble-t-il, bien volontiers. C’était un rude chemin que celui de Saint Jacques. A l’inverse de celui qui porte son nom dans les étoiles, il n’était pas seulement semé de lys et de roses. Il était une épreuve du premier pas jusqu’au dernier. Qui, parfois, hélas, n’atteignait pas les marches du sanctuaire, ou, au retour, ne passait pas les Pyrénées. Il fallait une volonté bien trempée, une foi sans faille, une énergie inépuisable, pour ne pas céder, à tous les pièges qui pouvaient se dresser sur leur marche. Ils étaient pourtant des milliers, à partir de tous les points de l’Europe, pour le seul prix d’approcher et de s’attarder dans la contemplation des reliques de celui dont les yeux humains avaient vu le visage du Christ.
José Sales Albella ne s’attarde pas au réel quotidien, ni à l’histoire des pèlerins et du pèlerinage. Ce qui le retient, ce qui le fascine, c’est l’esprit, c’est l’âme unique, capable pendant quelques siècles, de mobiliser des milliers d’européens pour aller, à l’image des bergers de Palestine, s’incliner, non pas sur un berceau, mais sur une tombe. Et cela avec un lyrisme, spontanément maintenu à son plus haut niveau d’incandescence, un chant de pèlerin, balayant toute idée misérable de danger ou de fatigue, et jetant au ciel le cri, sans fin, de sa foi et de son espérance. Arrivant ainsi à nous restituer, mieux que toute étude savante l’essence et la réalité du plus grand et du plus authentique mouvement spirituel de masse qui ait soulevé et mobilisé, plusieurs siècles, l’humanité. On y peut opposer les Croisades, mais elles n’étaient pas toujours innocentes. Et leur chemin, elles l’ouvraient à la pointe des épées.
Cédons la parole au pèlerin pour définir son inlassable démarche “ Nous laisserons mortes les braises sans retour…puisque rien ne sera pareil après cette combustion volontaire ”
Max Rouquette